L’orgue Alain
L’œuvre d’une vie
Peu après son mariage et l’emménagement, en 1910, dans la maison familiale de Saint-Germain-en-Laye, au 46 rue de Pologne, Albert Alain entreprit la construction de son orgue de salon, sans doute inspiré par Alexandre Guilmant dont il était le disciple ; cette construction s’étala sur plus d’un demi-siècle, jusqu’à la fin des années 50. L’instrument, en perpétuelle évolution, qui possédait douze jeux au départ, en compterait alors quarante-deux. Son imposant buffet occupait la moitié du rez-de-chaussée de la maison.
Si l’esthétique de Cavaillé-Coll restait alors dominante, la redécouverte des grandes pages de la musique ancienne commençait de susciter une évolution. Dès les années 1900, Guilmant, qui achevait la parution des Archives des Maîtres de l’orgue, avait entrepris de redonner leur place aux cornets et mutations dans les orgues qu’il faisait restaurer ; et l’orgue Alain fut conçu dès le départ dans un esprit déjà néo-classique, avec son jeu de tierce complet au Positif.
Son père étant charpentier, Albert Alain avait été initié très jeune au travail du bois dans l’atelier familial et c’est lui-même qui tailla et assembla tous les éléments mécaniques ainsi que les tuyaux en bois ; les tuyaux en métal étaient fournis par la maison Gloton, Albert se chargeant ensuite de les harmoniser.
C’est cet instrument très particulier que Jehan Alain a joué et entendu depuis son plus jeune âge, et qui a largement participé à ses recherches sonores, lui a inspiré de nombreuses idées de couleurs et de registrations. Ses particularités expliquent bien des détails d’écriture ou de notation.
À la veille de la guerre, en 1939, sa composition est la suivante :
I – Gd-Orgue : Bourdon 16, Montre 8, Flûte harmonique 8, Prestant 4
II – Positif : Salicional 8, Cor de nuit 8, Gros nazard 5 1/3, Flûte douce 4, Nazard 2 2/3, Octavin 2, Tierce 1 3/5, Larigot 1 1/3
III – Récit expressif : Quintaton 16, Flûte conique 8, Viole de Gambe 8, Voix céleste 8, Dulciane 4, Flûte 4, Quinte 2 2/3, Hautbois 8, Cromorne 8
Pédale : Soubasse 16, Bourdon 8, Flûte 4, Cornet III 4
II/I, III/I, Tir. I, II, III – Expression Récit
Marie-Claire Alain, qui a connu cet orgue dès l’enfance, en souligne certaines particularités :
« La Soubasse 16 et le Bourdon 8 parlaient en permanence sur les douze notes graves, sans que l’on tirât les boutons de registre. Ceux-ci ne commandaient que les aigus de ce clavier, à partir de l’ut2. L’on pouvait alors jouer à deux voix sur ce pédalier : le pied gauche faisant les basses et le pied droit un chant indépendant sur un jeu de 4 pieds : Flûte 4 ou Cornet 4. Cette particularité donne l’explication de registrations spéciales : Intermezzo, Lamento. Elle explique aussi des lacunes, comme le manque d’indication « Soubasse », dans la Suite pour orgue et les cadences finales des Variations sur un thème de Clément Jannequin. La Soubasse parlant en permanence dans le grave, ni Jehan ni Albert Alain ne pensèrent à la signaler.
Une autre particularité de l’orgue Alain : les jeux de fonds du clavier de Grand-Orgue, placés en façade, sonnaient très fort en comparaison des autres claviers. Afin d’obtenir un effet de Fonds doux sur le Grand-Orgue, Jehan Alain utilisait les accouplements : Pos./GO, Réc./GO, sans tirer de jeux au Grand-Orgue. Il réclamait souvent un Tutti sans Montre, ou sans Flûte 8, cherchant à éviter un son fondamental trop important par rapport aux mutations et aux Anches douces dont il disposait.
Le Prestant du Grand-Orgue était harmonisé avec un son incisif très intense, pour remplacer un Clairon de 4. Albert et Jehan Alain n’utilisaient ce jeu qu’avec les Anches existantes, Hautbois et Cromorne. »1
En 1939, l’adjonction d’un quatrième clavier est déjà en projet ; Jehan Alain n’en verra pas la réalisation, mais il participe activement à sa conception et discute avec son père de certains choix techniques2.
Ce quatrième plan sonore recevra une batterie d’anches 16, 8, 4, et le clavier sera placé en troisième position ; il sera nommé « Récit », tandis que l’ancien Récit devient le 4e clavier et est renommé Solo. Sa réalisation se poursuivra jusqu’à la fin des années 1950.
Ici, le plein-jeu est composé uniquement de mutations : à l’époque de la composition des Litanies, l’orgue Alain ne possédait pas de Plein-jeu et J.A. utilise le mot « Mixtures » pour désigner les mutations du Positif. Plus loin, les anches Récit sont constituées du Cromorne et du Hautbois qui étaient alors les seules anches disponibles.3
Les années de silence
En 1971, après le décès d’Albert et Magdeleine Alain, lorsque la maison dut être mise en vente, la question du sort de cet imposant instrument se posa. Aucun des héritiers ne pouvait loger chez lui ce buffet monumental, et ni la ville de Saint-Germain-en-Laye, ni les conservatoires et écoles de musique sollicités n’acceptèrent de recueillir cet instrument malgré sa valeur historique. L’État lui-même, par la voix de la commission des orgues non historiques, en rejeta une demande de conservation. Son état était alors médiocre, il nécessitait des soins constants et le seul coût de son démontage et de son transfert était important.
L’orgue fut finalement démonté à la hâte et transporté à Saint-Donat (Drôme) ; Marie-Claire Alain y donnait alors des cours et une solution semblait pouvoir y être trouvée. Ce ne fut malheureusement pas le cas et l’orgue démonté dut être entreposé durant onze ans, non sans subir quelques vols.
Renaissance
En 1985, Guy Bovet proposa de prendre en charge l’instrument et de lui redonner vie. Puisque aucune solution n’avait pu être trouvée en France, c’est finalement en Suisse que cet orgue allait renaître.
Grâce à Guy Bovet, à l’association Jehan Alain créée à cet effet et à des mécènes, l’instrument fut confié à la Manufacture d’orgues de St-Martin (Neuchâtel) et au grand facteur Georges Lhôte, avec pour mission de le restaurer à l’identique.
Il fallait reconstituer la mécanique, détruite lors du démontage ; elle put heureusement l’être dans sa disposition d’origine grâce aux croquis d’Albert Alain et à des photos prises durant le démontage.
Dans le même temps, un lieu d’accueil pour ce grand instrument avait été trouvé : ce serait la Grange de la Dîme attenante à l’abbatiale de Romainmôtier, à une trentaine de kilomètres de Lausanne, au pied du Jura suisse.
L’orgue a maintenant retrouvé sa composition d’origine, à de rares exceptions près :
- le sommier de Petite Pédale que, faute de place, Albert avait placé à l’extérieur du buffet a été transféré à l’intérieur ;
- les accouplements manquants sur le Positif (là aussi, faute de place) ont été ajoutés ;
- les claviers III et IV ont été inversés afin que le Récit qu’avait connu Jehan Alain, et qu’Albert avait plus tard renommé Solo, retrouve sa position au-dessus du Positif. Les noms ont toutefois été conservés.
I – Gd-Orgue : Bourdon 16, Montre 8, Flûte harmonique 8, Bourdon 8, Prestant 4, Fourniture V
II – Positif : Salicional 8, Cor de nuit 8, Gros Nazard 5 1/3, Flûte douce 4, Nazard 2 2/3, Quarte 2, Tierce 1 3/5, Larigot 1 1/3, Piccolo 1
III – Solo expr. : Quintaton 16, Flûte conique 8, Viole de Gambe 8, Voix céleste 8, Salicet 4, Flûte octaviante 4, Nazard 2 2/3, Flûte 2, Tierce 1 3/5, Hautbois 8, Cromorne 8
IV – Récit expr. : Principal 8, Bourdon 8, Prestant 4, Quinte 2 2/3, Doublette 2, Tierce 1 3/5, Plein jeu, Bombarde 16, Trompette 8, Clairon 4
Pédale (divisée entre si1 et ut2): Soubasse 16, Basse 8, Flûte 4, Bourdon 4, Principal 2, Nazard 1 1/3, Tierce 4/5
Pos./GO, Rec/GO, Solo/GO, Rec/Pos, Solo/Pos, Tirasses GO, Pos, Réc, Solo
Expression Récit, Expression Solo – Claviers 56 notes, pédalier 30 notes
En 1991, l’instrument pouvait enfin être inauguré en présence de Marie-Claire Alain, témoin émerveillé de la fidélité de cette restauration à son identité sonore d’origine.
Depuis cette date, l’orgue Alain a retrouvé une vie intense, ouvert à des cours, des master-classes, des enregistrements, des visites privées et des concerts organisés sous l’égide de l’association Jehan Alain.
Il est un témoin de première importance pour qui s’intéresse à l’œuvre d’orgue de Jehan Alain.
Appendice
Dans le cadre de l’émission radiophonique Pipedreams, aux États-Unis, Marie-Claire Alain répond aux questions de Michael Barone à propos de l’orgue familial. L’entretien, en anglais, a eu lieu en 2001.
Michael Barone : À la maison, vous aviez la grande chance d’avoir un orgue à tuyaux qui appartenait à la famille, que votre père avait construit.
Marie-Claire Alain : Oui.
MB : Votre père avait-il été formé à la facture d’orgue, ou avait-il assimilé ce savoir par lui-même ?
MCA : C’est plutôt qu’il l’avait assimilé ; lorsqu’il était jeune, il visitait tous les orgues qu’il pouvait et, comme son propre père était charpentier, mon père était formé au travail du bois ; il savait travailler le bois et il a lui-même fait, par exemple, les tuyaux de bois de son orgue, ainsi que les éléments mécaniques ; il a également fait les plans des sommiers. Mais il était organiste, et même un excellent organiste ! Il a passé le concours du Conservatoire de Paris avec Joseph Bonnet, Marcel Dupré et d’autres organistes célèbres du début de ce siècle. Le pauvre, c’est juste qu’il a passé le concours le même jour que Marcel Dupré…
MB : Oups…
MCA : Oups… [Rire] Et donc il n’a jamais obtenu son Premier prix ! Dommage pour lui !… La lutte était inégale ! Mais tous deux sont demeurés très bons amis et se voyaient toujours avec plaisir.
MB : Enregistrer les œuvres de votre père sur l’instrument qu’il avait construit a dû être pour vous vraiment excitant et vous faire chaud au cœur…
MCA : Oui.
MB : … puisqu’il a maintenant été restauré en Suisse.
MCA : Je suis très reconnaissante à mon ami Guy Bovet et à son association qui ont permis que cet orgue revive, qu’il soit restauré, qu’il chante et soit utilisé, puisqu’à présent, non seulement est-il magnifiquement restauré, mais il est disponible pour des conférences, des master-classes, des visites… C’est vraiment une réalisation très importante.
[…]
MB : À propos de cet orgue et de sa sonorité, je pense qu’il est difficile à quiconque ne l’a jamais entendu d’imaginer comment un instrument aussi important – 42 jeux – pouvait être un orgue de salon. C’est tout à fait extraordinaire !
MCA : Oui, mais si vous avez écouté les enregistrements effectués sur cet orgue, vous voyez que l’intonation est douce et délicate, rien d’agressif ; mon père a harmonisé l’orgue lui-même – pas les jeux d’anches mais tous les autres jeux, et ils ont été harmonisés pour la maison. Et à cette époque, les années vingt, on ne recherchait pas des orgues très forts. Dans la musique de mon père et de mon frère, je trouve tout le temps l’indication de registration « Fonds doux » : ils voulaient que l’orgue chante et non qu’il hurle.
Remerciements :
à Aurélie Decourt, qui nous a autorisés à reproduire les deux photos appartenant aux Archives de la famille Alain,
à Guy Bovet, qui nous a aimablement fourni les photos de l’orgue de Romainmôtier, et nous a permis de diffuser les enregistrements réalisés sur cet orgue (CD Gallo 851).
Sources :
Aurélie Decourt, Jehan Alain, Éditions Comp’Act, 2005
Marie-Claire Alain, Notes critiques sur l’œuvre d’orgue de Jehan Alain, Ed. Leduc, 2001
Site internet de l’Association Jehan Alain jehanalain.ch
pipedreams.publicradio.org
Notes
1Marie-Claire Alain, Notes critiques…, op.cit.
2 Courrier d’octobre 1939 cité par Aurélie Decourt, Jehan Alain, op. cit.
3 D’après la notice du disque « Jehan Alain : L’intégrale de l’œuvre d’orgue à l’orgue de la famille Alain, vol. 2 » Gallo CD-851.