Le centenaire de Jeanne Demessieux.

Jeanne Demessieux

Le 13 février 2021 marque les cent ans de la naissance de Jeanne Demessieux.

Pour le monde de l’orgue, Jeanne Demessieux est connue à la fois comme une virtuose extraordinaire et comme l’organiste de la célèbre tribune parisienne de la Madeleine. Sa paraphrase sur le Te Deum et quelques-uns de ses chorals-préludes sont souvent joués. Ses Six Études sont à juste titre, réputées pour leurs difficultés techniques.

Dans les années 1990, j’étais jeune étudiant en classe d’orgue à Stockholm, et j’avais lu un article sur la vie de la musicienne au titre poétique “Jeanne Demessieux – Le Paganini oublié de l’orgue”, un article signé de Mark Fahlsjö, grande personnalité de la radio suédoise. L’histoire de cette vie à la carrière météorique s’arrêtant soudainement et tombant dans l’oubli m’avait alors beaucoup impressionné, tout en me paraissant extrêmement mystérieuse ! D’autant plus qu’il n’y avait pas vraiment d’autres sources d’informations disponibles à l’époque ; c’était la préhistoire de l’internet et je n’avais pas accès à ses enregistrements ni aux personnes qui auraient pu la connaître.

Quelques années se sont ensuite écoulées, et pour d’autres raisons j’ai été amené à étudier l’orgue à Paris au début des années 2000. Là non plus, étrangement, personne ne semblait la connaître autrement que par son nom. C’est à ce moment que, peut-être par l’intervention du l’Esprit-Saint, je me suis vu nommé organiste titulaire de l’église du Saint-Esprit en 2005. Quand je l’ai annoncé par téléphone à Rolande Falcinelli, mon mentor et guide, elle s’est exclamée “Ah, mais n’est-ce pas l’église où Jeanne était organiste ?”.

Effectivement, Jeanne Demessieux a été organiste titulaire à l’église du Saint-Esprit entre 1933 et 1962. La construction de l’église avait été entamée en 1928 et s’est terminée autour de 1934. Les premières années, les messes étaient célébrées dans la crypte. Un paroissien avait indiqué au curé, le père Fer de la Motte, qu’il y avait une famille installée rue Docteur Goujon dont la fille jouait du piano et était très douée. Jeanne Demessieux avait alors 12 ans et a donc commencé à accompagner les messes dans la crypte, sur l’harmonium Alexandre qui se trouve toujours sur place. L’orgue de chœur, conçu sur un plan d’Albert Alain par Gloton-Debierre, installé un peu plus tard, fut inauguré en décembre 1934 par Jehan Alain. Pendant presque trente ans, Jeanne Demessieux va accompagner les messes sur cet instrument en attendant le grand orgue qui manque toujours à l’heure actuelle.

Mon arrivée en 2005 survient 43 ans après son départ. Heureusement il y a encore des gens qui ont eu la chance de connaître Jeanne Demessieux et qui ont des souvenirs à me raconter. Ils me dressent un portrait très sympathique de cette musicienne extraordinaire.

Mon premier curé Jacques Hadengue se rappelle que lorsqu’il était jeune prêtre, le curé de l’époque, père Fer de la Motte, disait pour la sortie ; “Jeannette vous me ferez un peu de fugue après n’est-ce pas ?” Ou lorsque des jeunes mariés ayant demandé une certaine musique pour leur mariage, constataient que Jeanne Demessieux leur avait joué complètement autre chose, personne n’y trouvait rien à redire car tous l’aimaient bien. Il semble qu’elle participait vraiment à la vie de la paroisse. Elle était particulièrement émue par les baptêmes qui, disait-elle, la “rendait croyante”. Les paroissiens qui faisaient partie de la chorale et chantaient en grégorien à ses côtés à la tribune me racontent qu’il y avait souvent des visiteurs à l’orgue, et Jeanne Demessieux les prévenait en leur disant ; “Chantez bien maintenant ! Le monsieur là-bas c’est Maurice Duruflé” ou “Messiaen” ou “Dupré”, ou quelque autre célébrité du monde de l’orgue.

Un autre paroissien m’a donné un jour une déclaration pour la sécurité sociale qu’il avait faite pour Jeanne Demessieux, après qu’elle avait eu un accident de “glissade sur la neige” sur l’avenue Daumesnil en allant à l’église.

Hormis ces anecdotes, je n’en sais pas plus quinze ans plus tard. Malgré le peu d’années écoulées, la rupture avec cette époque semble totale, et Jeanne Demessieux paraît à la fois proche et éloignée dans le temps.

Mais après la pluie vient le beau temps, et aujourd’hui je me réjouis d’accueillir des jeunes organistes, très intéressés par les vies et œuvres non seulement de Jeanne Demessieux, mais aussi de Rolande Falcinelli et de Jean Guillou. Avec un certain recul, ces trois organistes-compositeurs forment, peut-être grâce à leurs différences, un trio assez uni finalement dans leur quête de pousser la composition et la technique de l’instrument encore plus loin qu’avait pu le faire leur maître Marcel Dupré.